leurs guéridons en terrasse et arborent aussitôt leurs fameux prix
en terrasse. Des tables sont installées sur les trottoirs au monde les
plus étroits, avec toujours un pied qui cloche, qu'on cale avec un
sous-bock. Le confort est celui d'une cabane de chantier, sans
l'avantage des murs ni du toit. Des clients huppés les prennent
d'assault sous un soeil accueillant comme un lance-flammes. Ils ne
supportent pas un parfum de patchouli sur leur baby-sitter mais
ils dégustent leur saint-pierre à l'oseille parmi les gaz qui
s'échappent et les chiens qui fuient.
Partout, le roulement des barils de bière et l'éclosion des parasols.
Des corsages se dégrafent sans bruit. Quelques concierges
(d'un genre classé parce qu'elles ont connu le cordon) suivent
l'ancienne coutume de poser leur chaise près du portail. Les pot-au-feu
se métamorphosent en carpaccio, on met en perce de
grosses vaches pour en sortir des tonnes de steak tartare et, dans
l'espace d'une heure, les filles en pull de Terre-Neuvas se retrouvent
en robe de coton. On n'a jamais surpris la façon dont elles s'y
prennaient, entre la dernière pluie et le premier rayon, si elles
balançaient leurs doudounes dans le caniveau ou quoi ou qu'est-ce,
si elles avaient des vestiaires dans les toilettes des cafés. C'est l'un
des dernier mystères de Paris, une ville où l'hiver et l'été sont
réversible comme des anoraks.
A ces moments-là, comme on dit, Paris est une fête. Il peut aller
jusqu'à s'offrir une émoute ou, à la limite, un feu d'artifice : parmi
les capitales situées juste au-dessous du cercle polaire, il y en a peu
où l'on aime aller dehors à ce point. A part quoi, les gens d'ici sont
loin d'être exubérants. Leur façon habituelle de montrer qu'ils
sont contents, c'est d'aller faire la queue quelque part avec enthousiasme.
A quelle hauteur ils portent leur amour de la queue, on ne
le dira jamais assez.
Même là pourtant, dans des circonstances aussi agréables
qu'une belle file d'attente de trois kilomètres, ils ont souvent l' air
de faire la tronche.
Le mauvaise humeur de ses habitants est l'une des attractions de
la capitale. Les touristes rentrent chez eux bourrés d'anecdotes à
son sujet. Aussi est-elle soigneusement entretenue, essayée tous les
jours. Les restaurants ne servent plus ou pas encore, les marchands
de journaux ne sont pas des bureaux de renseignements et
les taxis rentrent au dépôt : il s'agit à tout prix d'éviter que les Parisiens
s'adonnent à la relaxation. L'examen minitieux des archives
photographiques révèle qu'ils ne sont jamais follement gais plus
d'une fois par an. Une exception, en 1944, quand ils ont acclamé
Pétain puis de Gaulle à quatre mois d'intervalle.
Il faut dire que c'était farce.