Poème Express, d'après Lucien Suel.

Exploration.

leurs guéridons en terrasse et arborent aussitôt leurs fameux prix

en terrasse. Des tables sont installées sur les trottoirs au monde les

plus étroits, avec toujours un pied qui cloche, qu'on cale avec un

sous-bock. Le confort est celui d'une cabane de chantier, sans

l'avantage des murs ni du toit. Des clients huppés les prennent

d'assault sous un soeil accueillant comme un lance-flammes. Ils ne

supportent pas un parfum de patchouli sur leur baby-sitter mais

ils dégustent leur saint-pierre à l'oseille parmi les gaz qui

s'échappent et les chiens qui fuient.

Partout, le roulement des barils de bière et l'éclosion des parasols.

Des corsages se dégrafent sans bruit. Quelques concierges

(d'un genre classé parce qu'elles ont connu le cordon) suivent

l'ancienne coutume de poser leur chaise près du portail. Les pot-au-feu

se métamorphosent en carpaccio, on met en perce de

grosses vaches pour en sortir des tonnes de steak tartare et, dans

l'espace d'une heure, les filles en pull de Terre-Neuvas se retrouvent

en robe de coton. On n'a jamais surpris la façon dont elles s'y

prennaient, entre la dernière pluie et le premier rayon, si elles

balançaient leurs doudounes dans le caniveau ou quoi ou qu'est-ce,

si elles avaient des vestiaires dans les toilettes des cafés. C'est l'un

des dernier mystères de Paris, une ville où l'hiver et l'été sont

réversible comme des anoraks.

A ces moments-là, comme on dit, Paris est une fête. Il peut aller

jusqu'à s'offrir une émoute ou, à la limite, un feu d'artifice : parmi

les capitales situées juste au-dessous du cercle polaire, il y en a peu

où l'on aime aller dehors à ce point. A part quoi, les gens d'ici sont

loin d'être exubérants. Leur façon habituelle de montrer qu'ils

sont contents, c'est d'aller faire la queue quelque part avec enthousiasme.

A quelle hauteur ils portent leur amour de la queue, on ne

le dira jamais assez.

Même là pourtant, dans des circonstances aussi agréables

qu'une belle file d'attente de trois kilomètres, ils ont souvent l' air

de faire la tronche.

Le mauvaise humeur de ses habitants est l'une des attractions de

la capitale. Les touristes rentrent chez eux bourrés d'anecdotes à

son sujet. Aussi est-elle soigneusement entretenue, essayée tous les

jours. Les restaurants ne servent plus ou pas encore, les marchands

de journaux ne sont pas des bureaux de renseignements et

les taxis rentrent au dépôt : il s'agit à tout prix d'éviter que les Parisiens

s'adonnent à la relaxation. L'examen minitieux des archives

photographiques révèle qu'ils ne sont jamais follement gais plus

d'une fois par an. Une exception, en 1944, quand ils ont acclamé

Pétain puis de Gaulle à quatre mois d'intervalle.

Il faut dire que c'était farce.